La partie de contrée

Publié le par jonzeroad

.   Il suffit de passer le pont, rôder dans un autre quartier.

Au coin de la rue, l'aventure.

Dans le bar PMU, les têtes nouvelles semblent étranges, les sons mystérieux, les repères abolis comme lors d'un voyage lointain. Des voix inconnues résonnent.

La machine du tiercé crépite, le préposé se planque derrière la vitrine du box :

" envoyez la soudure, 20 € "

" Aujourd'hui, on joue comme on aime ", comme un pied songe-t-il.

Un vieux beau, blouson de cuir beige, baskets neuves, des pinces à linge au pantalon, pose son vélo près d'une table, 4 chaises mises tête bêche.

Francesco, bleu de travail, casquette Raiders, l'accent pied-noir à la Robert Castel l'invite à boire un coup, paie et compte la monnaie : " wahed, zouge, ramstache, moustache ... ".

Il se met à chanter d'une belle voix juste: " j'ai quitté mon pays, j'ai quitté mes amis "

puis une autre : "dis papa, quand c'est ki passe le marchand de joujoux ".

Il explique doctement sa méthode infaillible de pari, il joue les dates de naissance de ses enfants et glisse toujours un tocard improbable. La chance ne lui sourit jamais mais le jour J : " entention, ça va tomber dru et alors tournée générale, pas du Sidi Brahim, du champagne rosé, du bon, pas la merde frelatée de  Lidl ".

Un petit noir en tenue orange fluo d'éboueur, trop grande pour sa taille, les ourlets en revers à mi-mollet, entre et serre les paluches de tous les clients.

Une joueuse antillaise, deux dents en or étincelantes, infirmière en anorak vert pomme sur une blouse blanche, les cheveux en crêpe, fonce valider son ticket.

 

   09h15, ça devient sérieux, la contrée débute. C'est le bridge du peuple marseillais

mais le rite diffère : on s'insulte narquois, on hurle de mauvaise foi, glossolalies, tricheries en tout genre, clins d'oeil, manières codées de tenir les cartes, invectives polyglottes. Les commentaires techniques plus longs que les parties fusent, le plaisir c'est la tchatche.

Les joueurs Francesco, B son copain, Charles le patron du bar, Driss le kabyle

Autour de la table, toujours 2 ou 3 glandeurs qui soutiennent, raillent, commentent.

 " - Carreau 90

  - 100 Coeur

  - on est dedans !

  - t'ias pas la belote ?

  - j'avais l'as 4ème par le valet ".

Entre un homme, bedaine imposante, pantalon et veste bleu de Chine, le nez cassé du  boxeur,  mains dans les poches arrière.

 B. : " belote, rebelote , carreau et atout ! capot

 F. malicieux chante : " Nuit de Chine, nuit câline, nuit d'amour "

 C. marronne : " c'est la chorale des petits chanteurs à la gueule de bois ! " 

La tension monte. Silence soudain, l'issue semble proche.

C. abat ses cartes : "As 3 ème ! c'est la bataille de Waterloo ! "

F. sardonique: "ah, ah ! 30 de retour "

B.: " 20 seulement ! "

Un spectateur au crâne d'oeuf : 

" lui, t'as intérêt à le surveiller comme le lait  sur le feu ".

D. laconique : " j'avais le 10 de carreau sec".

B.: " c'est un assassinat ". 

C. devient muet, sentant la défaite imminente.

F. : " â, atout, atout, ratatout  et roi de pique maître ", claquant les cartes.

" ça  tombe comme à Gravelote, 160 pour nous, 20 pour  vous "

Autre partie.

 B. : " 90 "

 D. : "90 quoi? "

 B. : " ben, je vous dirai après "

 D. : " à Pâques ou à l'aid el kebir ? "

 Dernière mène.

 D. : 80 trèfle.

 C., dépité, voix de condamné , lance au hasard : "je contre ".

 D. coupe du 9 qui était troisième , se le fait prendre par le valet sec de B., grosse caguade.

Un spectateur aux espadrilles éculées : "si les cons volaient... "

 A. : " toi, le nain dolichocéphale, tu serais le chef d'escadrille,

 t'as déjà les grolles ! ".

B.et C. gagnent par miracle. Les reproches jaillissent.

 " t'as joué à l'économie " , " c'est la faute à pas de chance "

 D. lance au patron : " dégueulasse ton café ! " et part aux toilettes.

Il regarde furieux le poétique panonceau :

ce lieu est respectable

autant que votre table

alors faites que cette cuvette

reste aussi nette que votre assiette

Alors il pisse de travers, par vengeance et de retour, propose à son collègue une belote arménienne.

 

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